Volet 2 – Hôpital, gestion des conflits, questions de conscience


 Pierre,  l'hôpital,  la gestion des conflits et les questions de conscience

Nous poursuivons notre série de témoignages d'aidants. Dans l'article précédent, c'était Anna qui témoignait de l'accompagnement de la fin de vie de sa maman.

Aujourd'hui il s'agit de Pierre, qui a été également confronté au décès de sa maman et à la découverte tardive du rôle d'aidant de son père.  Il a dû gérer une situation difficile ainsi que des divergences de point de vue au sein de la famille et dans le cadre des relations avec les institutions.


La prise de conscience

Mes parents, 87 et 88 ans, vivaient de façon très autonome dans un appartement confortable, sans soucis particuliers. Ils n'éprouvaient pas le besoin d'employer une aide ménagère, malgré notre incitation à le faire.

Les vacances d'été ont été l'occasion de passer avec eux quelques jours, et là je me suis aperçu que quelque chose n'allait pas.

Ma mère donnait des signes de perte de mémoire et d'incohérence, que mon père toutefois déniait vigoureusement.

Puis en approfondissant les choses, j'ai compris que le refus  obstiné de «faire entrer quelqu'un à la maison » (c'est ce qu'ils disaient lorsque nous parlions d'employer une aide ménagère), masquait en fait les efforts de mon père pour cacher les troubles de mémoire de ma mère.

Après leur séjour estival auprès de nous, ils sont rentrés chez eux. J'étais inquiet car j'avais réalisé que si ma mère démontrait toujours une forme physique enviable à son âge, mon père devenait très fatigué. Et j'imputais cette fatigue au fait que probablement il devait gérer au quotidien le déclin psychique de ma mère, sans que je puisse toutefois en mesurer l'ampleur.


L'hospitalisation

Avec mes frères et sœurs, nous nous sommes mis à appeler plus souvent pour nous rendre compte, et aussi à nous déplacer chez eux en dehors des périodes habituelles de retrouvailles familiales. Nous n'avions plus de doutes sur le fait que ma mère avait des troubles du comportement et de la mémoire.

Mais il était très difficile d'aborder la question, ma mère continuant d'affirmer haut et fort sa totale autonomie, mon père niant tout problème.

Il est très culpabilisant pour des enfants (même si nous sommes sexagénaires) de chercher à imposer quoi que ce soit à ses propres parents, surtout quand tant d'efforts sont faits de leur part pour maintenir les apparences. Nous avions le sentiment de chercher à les «démasquer», ce qui nous le savions, était pour eux très humiliant.

Impossible donc de faire admettre qu'une visite chez le médecin était nécessaire, et chaque jour qui passait augmentait nos craintes.

Jusqu'au moment où ma mère a fait une chute dans la rue.

Elle a été hospitalisée en urgence et cela a mis en lumière ses troubles. Mais mon père les mettait sur le compte du choc qu'elle avait subi, et prétendait que de retour à la maison tout irait mieux.

J'étais le seul à appréhender le retour à domicile comme un risque important.  Risque pour ma mère, certes bien soignée pour sa fracture, mais toujours sans diagnostic du point de vue de sa santé mentale,  et risque pour mon père qui allait continuer à «couvrir» les problèmes, alors qu'il donnait des signes d'épuisement.


Affronter les désaccords sur le retour à domicile

Au bout de 72 heures aux urgences, le médecin du service, considérant que l'urgence avait été prise en charge,  nous annonce pour le lendemain la sortie de ma mère. Mon père se disait fin prêt pour son retour.

J'ai dû alors dépasser tout sentiment de culpabilité et exprimer mon désaccord sur le retour à domicile sans que tout soit en place pour qu'il se réalise dans de bonnes conditions : diagnostic de santé mentale, évaluation de la faisabilité des soins à domicile, mise en place d'aide pour mon père etc...

Je savais trop ce qui allait se passer si ma mère rentrait immédiatement, et je n'ai plus écouté que ma conscience et mon intime conviction.

J'ai dû convaincre le service des urgences de trouver une solution de suite, mettre mon père face à la réalité de la situation, argumenter auprès de mes frères et sœurs, qui eux étaient favorables à la sortie de l'hôpital.

J'étais convaincu qu'il fallait en quelque sorte déchirer le voile des illusions :

 

  • «Non docteur, ma mère n'a plus toutes ses capacités mentales et mon père ne peut plus assurer, sinon à y laisser sa peau»,
  • «Non papa, tu ne peux pas assumer tout seul la situation»,
  • Et aussi à mes frères et sœurs : «Non les choses ne sont plus comme avant, et il nous faut affronter la réalité».

 

Finalement une place a été trouvée en médecine gériatrique.

Fort heureusement dans ce service, la situation a été appréhendée dans toute sa gravité. L'infirmière coordinatrice m'a orienté vers la recherche d'une place en Ehpad, dans un premier temps en accueil temporaire.

Nous avons utilisé un dispositif qui s'appelle ViaTrajectoire et qui permet de savoir où se trouve une place disponible. Par chance nous en avons trouvé une dans un établissement de la ville où habitent mes parents. 

 

Lire la suite

Les choses se précipitent

 

Durant son séjour en accueil temporaire, les problèmes de ma mère se sont vraiment révélés au grand jour. Je devrais plutôt dire que tout a explosé.

Il n'était plus question de troubles du comportement ou de la mémoire, mais bien d'une démence qui  se manifestait violemment.

Cette fois toute la fratrie était d'accord pour transformer le séjour temporaire en solution durable. Seul mon père persistait à dire qu'il allait la ramener à la maison.

J'ai pris en charge la tâche de constituer le dossier d'admission définitive dans l'Ehpad.

Cela n'a pas été simple de réunir toute la documentation nécessaire. Mon père était trop perturbé pour trouver les papiers,. J'ai donc dû chercher moi-même, avec cette impression pénible d'être indiscret, voire inquisiteur. Mais il fallait dépasser le malaise que cela provoquait en moi.

Mon père menaçait de se suicider si sa femme ne rentrait pas à la maison. C'était très douloureux pour nous ses enfants, et très douloureux aussi d'être brutalement confrontés à l'image dégradée d'une femme  dans laquelle nous ne reconnaissions plus notre mère. 

J'ai eu aussi un point de désaccord avec la direction de l'établissement. Je n'ai rien à reprocher à la qualité de cet Ehpad, ni à la qualité des contacts que j'ai pu avoir, mais lors des formalités d'admission, la direction voulait me faire signer au nom de ma mère un modèle de directives anticipées.

Connaissant bien le sujet, j'ai précisé que ma mère m'avait désigné personne de confiance, mais que je ne pouvais pas pour autant signer ses directives anticipées. Celles-ci doivent être rédigées lorsque la personne a toute sa conscience, c'est bien le but. Ma mère n'en avait pas laissé, même si par le passé elle m'avait confié verbalement ce qu'elle ne souhaitait pas pour sa fin de vie.

Nous avons fini par nous mettre d'accord, mais l'épisode a été désagréable. J'ai eu l'impression qu'on transformait ce qui est un droit de la personne (rédiger ses directives anticipées) en une formalité administrative qui lui fait perdre tout son sens.


Les questions de conscience

L'Ehpad a bien assuré la prise en charge de ma mère dont l'état prenait la forme d'une démence violente, très difficile à gérer. La chambre a été aménagée pour lui éviter les risques de blessures.

Elle a cependant commencé à refuser de boire et de manger. Elle est entrée dans ce que les professionnels appellent le «syndrome de glissement».

Au bout de deux semaines elle est décédée.

Cette démence  était en fait le point d'orgue de troubles qui devaient être anciens, mais passés sous silence.

Nous réalisions que mon père  était depuis longtemps un aidant sans le savoir. C'était même un aidant épuisé. De plus, il se sentait coupable de cette chute de ma mère qui avait tout précipité... Il disait qu'il n'avait pas été assez vigilant. Nous avons essayé de le rassurer, mais pour lui c'était avec sa femme «à la vie, à la mort»... Tout ce qu'il endurait était selon lui normal.

Comment alors aurait-il pu demander de l'aide ?  Cacher que ma mère souffrait de troubles cela revenait aussi pour lui à protéger l'image de son épouse, et à éviter ce qui aurait été vécu comme l'aveu d'une faiblesse.

De notre côté, nous les enfants, pouvions-nous empêcher cela ?

Pouvions-nous mieux interpréter les signes précurseurs ?

Aurions-nous dû nous immiscer davantage dans la vie de nos parents ?

Aurions-nous dû imposer certaines choses ?

Où s'arrête le libre choix des personnes âgées perdant leur autonomie ? Où commence pour leurs enfants le devoir d'imposer des décisions au nom de la sécurité ?

Liberté ou sécurité ?

C'est très difficile à dire et on ne peut pas réécrire l'histoire.

 

Je crois cependant que nous aurions dû persuader nos parents, bien en amont des faits que je relate, de prendre une aide-ménagère. Mon père se serait moins fatigué à tout assumer, et nous aurions eu un interlocuteur qui pouvait attirer notre attention sur les dysfonctionnements du quotidien. Comme nous avons pu le reconstituer par la suite, la chute de ma mère était liée à ses déambulations incontrôlables, devant lesquelles mon père se sentait de plus en plus dépassé. Une aide à domicile, témoin de cela, aurait pu nous alerter.

Avec le recul, je réalise que durant cette période éprouvante j'ai dû également affronter des désaccords avec mon père, mes frères, l'hôpital, l'Ehpad... et aussi faire face à mes conflits intérieurs devant les décisions à prendre. 

J'ai dû trouver en moi des ressources de tact et de bienveillance pour expliquer les choses. Je dis bienveillance car c'était vraiment ce qui motivait ma démarche. Je ne cherchais évidemment pas une solution de facilité, mais bien à mettre à jour les problèmes et à mettre en face des solutions de sécurité pour mes parents, et particulièrement pour mon père,

Je me demande ce qui ce serait passé si je n'avais pas affronté ces conflits et si j'avais laissé ma mère rentrer à domicile, comme le préconisait au départ l'hôpital. 

J'ai l'intime conviction que la situation, déjà douloureuse,  aurait été encore plus tragique : soit mon père aurait été confronté seul, dans une souffrance ignorée de tous, à l'évolution de la maladie de son épouse, soit il serait mort avant elle d'épuisement.

 

 


A lire aussi 


La bientraitance :

 

La médiation familiale :


 ARTICLE N° 50-51  LA MAISON DES AIDANTS / ANPERE